Ce petit carnet a été commencé il y a déjà quelques mois. Il s'enrichit régulièrement de recettes que nous avons l'habitude de manger souvent et que nous apprécions.
Quand Elise et Pierre seront grands, je leur donnerai ce carnet, dans lequel ils retrouveront les saveurs de leur enfance. Vous connaissez tous la fameuse madeleine de Proust : leur madeleine sera peut-être dans ce carnet.
Nous y avons inclus un petit système de notation, ainsi, chacun peut donner des étoiles à chaque recette et marquer ses préférences. C'est Isabelle (voir son blog ici) qui a imaginé et réalisé ces ravissants tampons qui animent le carnet et représentent chacun d'entre nous.
Pour le plaisir de se rafraîchir la mémoire :
"Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblaient avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle? Que signifiait-elle? Où l’appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? Pas seulement: créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu,
qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence de sa félicité, de sa
réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire
réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée
de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à
mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit.
Et pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte
tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention
contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue
sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui
refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême.
Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui
la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en
moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait
désancré, à une grande profondeur; je ne sais ce que c’est, mais cela monte
lentement; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit
être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre
jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois
le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées;
mais je ne puis distinguer la forme, lui demander comme au seul interprète possible,
de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne,
la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière,
de quelle époque du passé il s’agit.
Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience,
ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue
de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne sais. Maintenant
je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être; qui sait s’il remontera
jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et
chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute
œuvre important, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant
simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent
remâcher sans peine.
Et
tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût était celui du petit
morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je
ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans
sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion
de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé
avant que je n’y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis,
sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces
jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents; peut-être parce que de
ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait,
tout s’était désagrégé; les formes,—et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie,
si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot—s’étaient abolies,
ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de
rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après
la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais
plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et
la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre,
à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette
presque impalpable, l’édifice immense du souvenir."
Du côté de chez Swann, Marcel PROUST.
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